Préamule
En publiant aujourd’hui ce nouveau traité d’anatomie humaine, j’ai voulu mettre entre les mains de nos élèves un ouvrage élémentaire qui, sans dépasser les limites des programmes universitaires, résumât d’une façon aussi complète que possible l’état actuel de la science.
On entend dire trop souvent chez nous que l’anatomie de l’homme est faite et qu’il n’y a plus, dans son domaine, rien a découvrir ou même à modifier.
Rien n’est moins exact.
Pour émettre une pareille assertion, il faut ignorer les publications périodiques, pourtant de nombreuses revues consacrées aux sciences anatomiques qui nous apportent pour ainsi dire chaque jour une foule de mémoires aussi instructifs que variés, et, avec eux, la démonstration de cette vérité : que l’anatomie humaine, analogue en cela aux autres parties des sciences naturelles, évolue toujours, marquant chacune de ses étapes par de nouveaux progrès.
Sans doute, il est bien rare aujourd’hui de rencontrer, au point de vue descriptif, des organes nouveaux ou même des dispositions nouvelles dans un champ qui a été si profondément défriché par ces travailleurs, aussi actifs qu’éminents, qui s’appellent VÉSALE, DOUGLAS etc. Mais il ne suffit pas, pour avoir d’un organe une notion complète, de s’en tenir aux simples résultats que fournit une dissection. Il ne suffit pas de connaître son nom, sa situation, sa configuration extérieure ou intérieure, ses rapports plus ou moins intimes avec les organes voisins. Il faut encore l’interpréter, c’est-à-dire établir sa signification en morphologie générale, et représenter par une formule le pourquoi et le comment de son existence. Or, il faut bien le reconnaître, si les travaux accomplis dans cette direction sont déjà nombreux, plus nombreux encore sont ceux qu’il reste à accomplir.
Ces renseignements complémentaires, seules, l’anatomie comparée et l’embryologie peuvent nous les fournir : la première, en déroulant à nos yeux les transformations lentes et successives qu’ont subies les organes, en passant d’une espèce à l’autre dans la série zoologique (développement phylogénique ou ; la seconde, en nous montrant, sur un sujet isolé, les différents stades que parcourent rapidement ces mêmes organes depuis leur différenciation jusqu’à leur développement adulte (développement onlogénique ou ontogënie). Et, fait important, une observation attentive nous démontre que ces deux séries de transformations graduelles que présente un organe, suivi d’une part dans l’ensemble du monde animal, d’autre part dans son développement embryonnaire, sont, dans la plupart des cas, comparables et absolument concordantes ; je veux dire que les divers stades du développement de l’individu, stades essentiellement transitoires et rapides puisqu’il sont parcourus en quelques mois chez l’homme, se trouvent fixés à l’état définitif chez les animaux. L’organogénie humaine, écrivait SERRES, il y a plus de cinquante ans (1842), est une anatomie comparée transitoire comme à son tour l’anatomie comparée est l’état fixe et permanent de l’organogénie humaine, formule que l’on modernise aujourd’hui en disant, avec ILECKEL, que l’ontogénie est une répétition rapide, une récapitulation de la phylogénie. Les mots seuls sont changés, l’idée est la même.
De tous les résultats obtenus par l’application de l’ontogénie et de la phylogénie aux études d’anatomie descriptive, l’un des plus importants a été, sans conteste, de réduire à sa juste valeur la téléologie ou théorie des causes finales, en vertu de laquelle chaque organisme et, dans chaque organisme, chaque organe aurait été façonné en vue d’un but à atteindre, et à substituer à cette hypothèse toute gratuite celle conception, à la fois plus simple et plus vraie, que la fonction fait l’organe.
L’organe, en effet, est morphologiquement subordonné à sa fonction: il se transforme toutes les fois que celle-ci se modifie. La fonction se perfectionne-t-elle? L’organe se perfectionne à son tour pour s’adapter a elle. Vient-elle, au contraire, sous des influences quelconques, a perdre de son importance et même à disparaître entièrement? L’organe, toujours subordonné, toujours docile, subit du même coup une transformation régressive et finit, lui aussi, par disparaître.
Il est à remarquer, toutefois, que cette disparition n’est jamais brusque. Elle s’accomplit au contraire graduellement, lentement, et l’on voit de nombreux organes, bien que dépourvus actuellement de fonction, se transmettre quand même de générations en générations avec des caractères anatomiques d’ordre régressif, qui en font des organes atrophiés, des organes morts. Ainsi s’expliquent les formations dites rudimentaires, qui se trouvent disséminées en si grand nombre sur les différents systèmes du corps humain. Ce ne sont plus aujourd’hui que de simples témoins de dispositions ancestrales que nous sommes en train de perdre ; et si quelque chose a lieu de nous étonner, c’est de voir des anatomistes, pourtant éminents, chercher péniblement à découvrir pour certains organes rudimentaires un rôle quelconque, oubliant qu’ils sont rudimentaires précisément parce que depuis longtemps ils ont cessé d’en avoir.
L’ontogénie et la phylogénie viennent encore à notre aide pour l’interprétation scientifique des anomalies, que l’on rencontre, a la fois si fréquentes et si variées, dans tous les systèmes organiques, depuis le système squelettique jusqu’à l’appareil uro-génital. On a considère longtemps ces formes aberrantes comme de simples jeux de la nature ou comme des productions d’ordre pathologique indignes d’occuper les loisirs des morphologistes. Nous savons aujourd’hui, grâce aux sciences précitées, qu’un certain nombre d’entre elles relèvent d’un arrêt de développement et représentent des dispositions embryonnaires, qui ont persisté chez l’adulte. Quant aux autres, elles sont bel et bien des organes typiques, apparaissant chez l’homme d’une façon accidentelle, mais existant normalement chez les animaux. Elles sont, en d’autres termes, la reproduction, plus ou moins complète mais toujours significative, d’un type qui est constant dans la série zoologique.
On voit du même coup les conséquences importantes qui découlent de pareils faits au point de vue de l’origine animale de l’homme, je veux dire des liens, aujourd’hui indéniables pour tout esprit indépendant, qui nous rattachent à l’animalité.
L’embryologie et l’anatomie comparée deviennent ainsi, comme l’a nettement établi GEGENBAUR avec sa grande autorité, les bases de l’anatomie humaine, et on ne saurait trop les consulter toutes les fois qu’il s’agit de déterminer la signification anatomique d’un organe ou d’un appareil. Complétant l’oeuvre du scalpel, elles jettent sur l’étude de nos organes un jour tout nouveau et élèvent l’anthroponomie à la hauteur d’une véritable science.
C’est tout pénétré de ces idées que j’ai écrit cet ouvrage.
Mais je veux tout de suite avertir le lecteur que j’ai toujours évité avec le plus grand soin de m’attarder aux spéculations, quelque captivantes qu’elles soient, de l’anatomie philosophique. Je me suis préoccupé avant tout de l’anatomie utile, ne perdant jamais de vue que nos Facultés de médecine sont des écoles professionnelles et que le premier des devoirs, pour un professeur d’anatomie, est de donner à ses élèves les notions descriptives qui leur seront indispensables au laboratoire de médecine opératoire ou dans les salles de clinique. J’ai donc décrit, suivant les méthodes habituelles, les diverses parties constituantes du corps humain, en groupant, pour chacune d’elles, tous les détails classiques que comporte leur étude.
Toutefois, je n’ai jamais négligé, le cas échéant, de m’élever au dessus de la description pure et simple des dispositions anatomiques, pour donner à ces dispositions anatomiques la signification qui leur appartient. C’est ainsi, pour citer quelques exemples, que le ligament rond de l’articulation coxo-fémorale ne sera pour nous que le reliquat du tendon d’un muscle qui a disparu chez l’homme, mais qui existe encore chez quelques vertébrés et qui est probablement l’homologue de notre pectiné. De même, le muscle pyramidal de l’abdomen, dont on a fait un muscle tenseur de la ligne blanche (comme si, à un moment quelconque, notre ligne blanche avait besoin d’être tendue !), ne sera que le représentant atrophié d’un muscle des marsupiaux.
La bandelette fibreuse épitrochléo-olécranienne, que certains anatomistes n’hésitent pas à regarder comme un appareil de protection jeté sur le nerf cubital par une nature sage et prévoyante, descendra au rang plus modeste d’un organe rudimentaire : elle n’est autre chose, en effet, que le reliquat fibreux d’un muscle épitrochléo-cubital, muscle que l’on rencontre chez tous les animaux dont le coude possède des mouvements de latéralité. La double insertion du jambier antérieur sur le premier cunéiforme et sur le premier métatarsien, en apparence bizarre, nous sera nettement expliquée par la myologie simienne, laquelle nous montrera chez les singes, au lieu et place de notre jambier antérieur, deux muscles distincts, s’insérant, l’un sur le premier métatarsien, l’autre sur le premier cunéiforme. Ces deux muscles, en passant du singe à l’homme, se sont soudés en un corps musculaire unique, mais il reste encore, de leur duplicité originelle, la duplicité de ses insertions inférieures, etc., etc. De pareilles interprétations ne tiennent pas plus de place, dans un livre classique, que celles qu’elles remplacent. D’autre part, elles ont le double avantage de rendre l’anatomie intéressante et d’être conformes à l’enseignement des faits.
Du reste, pour ne pas augmenter outre mesure les dimensions de cet ouvrage et aussi pour séparer nettement les parties essentielles de celles qui ont pour l’élève une importance moindre, j’ai adopté dans l’impression deux ordres de caractères. Les parties imprimées en gros texte, prises à part, forment un tout complet : l’élève qui débute pourra s’en contenter; il y trouvera toutes les notions répondant à nos programmes universitaires et exigées dans les examens. J’ai réservé le petit texte pour les développements complémentaires se rapportant à l’anatomie comparée, à l’anatomie anormale, à l’anthropologie. J’utiliserai encore le petit texte pour donner des indications bibliographiques importantes et aussi pour analyser, toujours d’une façon aussi succincte que possible, des travaux intéressants, mais récemment parus et non encore classiques. J’ai pensé que le lecteur me saurait gré de lui indiquer ainsi, chemin faisant, la source où il pourrait, le cas échéant et pour une question donnée, puiser des développements plus étendus.
Le présent traité comprend onze livres répartis en quatre volumes : le tome premier renferme L’ostéologie, L’arthrologie et la myologie ; le tome second comprend : L’angiologie et le système nerveux central; dans le tome troisième se trouvent le système nerveux périphérique et les organes des sens ; dans le tome quatrième, enfin, nous étudierons l’appareil de la digestion, l’appareil de la respiration et de la phonation, l’appareil uro-génital et l’embryologie.
Ainsi conçu, cet ouvrage renferme à la fois l’anatomie descriptive, l’anatomie microscopique et l’embryologie. Les questions de structure et de développement, autrefois si négligées, occupent aujourd’hui dans les programmes de l’enseignement le rang qui leur appartient.
L’illustration du texte, si importante aujourd’hui pour tous les traités didactiques, a été l’objet de toute ma sollicitude. Grâce aux libéralités de l’éditeur, j’ai pu intercaler dans mes quatre volumes plus de deux mille figures, dont le plus grand nombre ont été tirées à deux, trois ou quatre couleurs. Toutes ces figures, la plupart originales, ont été dessinées par M. DEVY avec une habileté à laquelle je suis heureux de rendre hommage et avec un soin dont je le remercie. Tous mes remerciements, en même temps, à mon habile graveur, M. BOULENAZ, et à mon imprimeur, M. HÉRISSEY.
Ce livre, ainsi que je l’ai dit plus haut, a été spécialement écrit pour les élèves : c’est à eux que je le dédie. Je serais heureux et amplement dédommagé de tous les efforts qu’il m’a coûtés, si je pouvais leur inspirer quelque goût pour cette anatomie humaine, malheureusement un peu délaissée de nos jours, qui n’est pas seulement une science utile, mais encore une science aimable quand on la comprend bien.
L. TESTUT. 1998